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R&D

Les liens faibles : petits mais costauds ?

Largement ignorés par la réflexion éthique et politique, les « liens faibles » sont pourtant au cœur des formes contemporaines d’attachement et d’attention aux autres : dans les réseaux sociaux, dans la sphère culturelle, dans notre rapport à l’espace urbain ou à l’environnement, ou encore dans l’espace démocratique du commun.

Alexandre GefenSandra Laugier  Le pouvoir des liens faibles

En sociologie on utilise traditionnellement deux notions opposées, celle des « liens forts » et celle des « liens faibles » pour définir les types de relations qui unissent les individus au sein d’un groupe social. 
Au Social Bar, nous nous intéressons particulièrement aux liens faibles. Alors retour sur cette notion et sa place dans les processus de socialisation – ou si tu préfères, comment nous, individu, on devient un être social qui interagit avec les autres (si si même quand tu boudes ou que tu te comportes comme un ours en pleine hibernation, tu interagis avec les autres !). 

La sociabilité, késako ? 

La sociabilité est définie comme « l’ensemble des relations qu’un individu entretient avec d’autres compte tenu de la forme que prennent ces relations » (Forsé, 1991). C’est un concept ancien car central de la sociologie. C’est à Georges Simmel qu’il faut attribuer la paternité de son introduction dans les sciences sociales dès 1910. 
Mais ce que l’on sait moins c’est qu’en France la notion est introduite assez tardivement, vers les années 1970. 
Pourquoi ? Sans doute parce que parler des interactions, c’est plus compliqué que de parler des individus. C’est moins palpable et ça peut sembler plus subjectif. La sociologie étudie la société mais elle peut centrer son regard sur différentes dimensions. Et là faisons une petite parenthèse méthodologique essentielle en nous arrêtons sur les « paradigmes » en SHS (Sciences Humaines et Sociales) qui vous permettra de briller lors des dîners de fêtes de fin d’année qui approchent.
Les paradigmes existent dans toutes les sciences et sont définis par Olivier Martin dans l’ouvrage les 100 mots de la sociologie comme un « ensemble cohérent d’hypothèses qui constitue un tout et qui au scientifique, un point de vue sur les phénomènes, une matrice qui conditionne son regard, une représentation du monde cohérente qui façonne sa manière de penser les phénomènes. » En gros, ce sont un peu les lunettes que chausse le scientifique pour observer sur sujet d’étude. 
Et pour être tout à fait complète, sachez qu’en sociologie on distingue 5 grands paradigmes : le fonctionnalisme, le structuralisme, l’individualisme méthodologique, l’actionnalisme et l’interactionnisme. Ce sont 5 grands cadres théoriques. Evidemment, les sociologues peuvent croiser les approches ; les frontières entre les 5 modèles ne sont donc pas toujours clairement définies et restent perméables. 

Liens sociaux, individus et identité

Revenons à la sociabilité. Cette dernière rend compte de la complexité des relations inter-individus et notamment de leur non-binarité ; autrement dit les relations entre personnes sont complexes, multiples et ressemblent un peu à une toile d’araignée qui représente « l’appartenance à des cercles, ces cercles étant de nature, d’extension et de structure différentes. […] Le réseau est un système de cercles sociaux. La relation interindividuelle n’est plus qu’un cas particulier de la notion de cercle beaucoup plus générale. » (Degenne, 1983 : 114). 
Pourquoi c’est fondamental de parler de la sociabilité et des processus de socialisation ? Parce que « la forme des liens tissés par chaque personne influence nettement ses opinions et son mode de vie. De fait, la sociabilité arrive au deuxième rang des facteurs explicatifs des attitudes de nos concitoyens, derrière l’âge, mais devant le diplôme et la profession. » (Bigot, 2001 : 73). La sociabilité est structurante : elle organise la société dans son ensemble et participe à la construire les individus (par exemple leurs pratiques de loisirs, leurs représentations du monde, de l’Autre, leurs goûts, etc.). 

Liens faibles, liens forts, des dynamiques complémentaires

De même qu’il existe, aux yeux de la sociologie, plusieurs catégories d’individus – on parle de caractéristiques socio-démographiques telles que l’âge, le genre, la classe –  « plusieurs typologies de la sociabilité coexistent » (Bigot, 2001 : 11). 
Au côté d’une sociabilité formelle, résultante d’une organisation constituée et définie (dans le cadre de relations très hiérarchisées par exemple), on retrouvera une sociabilité informelle, qui émerge plutôt spontanément (qui est assez remarquable chez les enfants et les adolescents). La sociabilité se définit également par les espaces dans lesquels elle se décline : vie quotidienne, cercle familial, amical, professionnel, etc. 
Une autre dimension qui permet de décrire et définir la sociabilité relève de la mesure de l’intensité de ces relations : on parle alors de liens faibles et de liens forts. La tradition ethnographique privilégie davantage les liens forts tels par exemple ceux qui constituent les structures de parenté au sein de la famille. Ces travaux s’inscrivent dans une longue lignée instaurée par Lévi-Strauss dans les années 1940 (Claude, le père de l’ethnologie structuraliste, et non pas le créateur du jean’s). 
Peu de travaux se consacrent aux liens faibles hormis ceux de Mark S. Granovetter, qui, dans les années 1970, démontre l’importance des liens faibles dans le monde du travail en explicitant comment les liens faibles aident à trouver un emploi : les  « liens forts ne sont jamais des « ponts », autrement dit qu’ils ne permettent pas de relier entre eux des groupes d’individus autrement disjoints, il en déduit qu’une information qui ne circulerait que par des liens forts, risquerait fort de rester circonscrite à l’intérieur de « cliques » restreintes, et qu’au contraire ce sont les liens faibles qui lui permettent de circuler dans un réseau plus vaste, de clique en clique » (Merklé, 2016). On pourrait dire que les liens faibles rendent plus efficaces les liens forts.
Plus récemment l’ouvrage de Sandra Laugier et Alexandre Gefen questionne le pouvoir des liens faibles dans le champ culturel. 

Les liens faibles dans l’approche R&D du Social Bar

Pourquoi s’intéresser aux liens faibles ? Parce qu’ils sont omniprésents sur nos terrains : bars, entreprises, lieux publics, etc
Notre hypothèse est la suivante : les liens faibles structurent au moins autant notre société que les liens forts. Ils sont un élément oublié mais fondamental de la socialisation. La crise du Covid-19 a mis en lumière cet aspect qui reste toutefois peu (ou pas) analysé par les SHS. En cherchant à comprendre l’impact des dispositifs de convivialité du Social Bar nous essayons de souligner la place des liens faibles dans la structuration sociale. 
Si l’approche de Granovetter évoquée plus haut montre que « les liens faibles […] dans lesquels on s’implique peu sont en effet des vecteurs d’informations considérables » elle souligne également la difficulté de les saisir (Degenne, 1983 : 110). Ba oui, si ces relations sont moins intenses, plus furtives, elles sont plus volatiles, moins tangibles (oui, oui, je sais, pas mal cette succession d’adjectifs que l’on a tous déjà entendus mais dans le sens exact nous échappe un peu…). En gros, il faut un peu plus se creuser les méninges pour les mesurer et donc les comprendre ! 
Au Social Bar, plusieurs terrains amènent la R&D à mettre en place des dispositifs pour analyser les liens faibles. Dans les bars, bien sûr mais aussi dans les espaces publics. Il y a plusieurs enjeux et conséquences à mobiliser les liens faibles, et nous aurons l’occasion d’y revenir dans le développement de nos travaux. Le premier constat est qu’agir sur les liens est un levier d’engagement.

Agir sur les liens faibles ce n’est pas forcément les transformer en liens forts, mais c’est les mobiliser comme activateurs de transformation sociale pour renforcer l’engagement, la solidarité et le bien-être.

Pour mieux comprendre tout cela, citons une expérimentation de terrain. En juin dernier, l’association Entourage lançait son premier événement national de mobilisation citoyenne : “Bonjour, bonjour !”, en partenariat avec MakeSense et Le Social Bar.
Petit pitch du dispositif avec les mots d’Entourage : « Cette micro-aventure a pour objectif de (re)créer du lien social entre habitants d’un même quartier, en allant à la rencontre des personnes isolées. Ainsi, l’association offre à tous les Français un moyen simple et ludique de se rendre utile pendant une heure ou plus, en famille ou entre amis ».
Les premiers retours de ce dispositif aident à percevoir que la « convivialisation » des liens faibles constitue une action de sensibilisation aux liens sociaux en général, favorisant ainsi l’engagement. Ce retour d’expérience nous conforte dans notre conviction : il faut construire des outils de mesure nouveaux et multifactoriels pour rendre compte de la complexité de l’impact social.

Pour aller plus loin

Bigot Régis, “Quelques aspects de la sociabilité des Français”, Cahiers du Crédoc, n°169, décembre 2001.

Degenne Alain, « Sur les réseaux de sociabilité », in Revue française de sociologie, 1983, 24-1, p. 109-118.

Forsé Michel, 1991, « Les réseaux de sociabilité : un état des lieux », L’Année sociologique, 41, p. 246.

Granovetter Mark, 2000 [1973], « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, vol. 78, trad. sous le titre « La force des liens faibles », in Granovetter M. S., Le Marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer, p. 45-74 et p. 1360-1380.

Mercklé Pierre, « III. La sociabilité, l’amitié et le capital social », dans : Pierre Mercklé éd., La sociologie des réseaux sociaux. Paris, La Découverte, « Repères », 2016, p. 37-54.

Pauline Vessely
Sociologue
Responsable du pôle R&D

Pourquoi la convivialité en entreprise n’est pas qu’un sujet tendance ?

Le mardi 15 novembre nous organisions notre premier webinaire « Viens, ça fait du lien ! » sur le thème « la convivialité en entreprise, nouveau levier RH ? ».

Ce nouveau rendez-vous en ligne reviendra tous les trimestres.
L’occasion de revenir sur la notion de convivialité en entreprise.

La convivialité en entreprise face aux transformations socioéconomiques

La convivialité est de plus en plus convoquée comme une valeur forte des entreprises. Pourquoi a-t-on tant besoin de parler de convivialité au travail ?Il existe des facteurs de transformation globale de la société qui pèsent sur ce phénomène. La crise du Covid-19 a largement contribué à modifier les manières de travailler, d’organiser l’entreprise notamment avec la généralisation du télétravail. Plus généralement, c’est le rapport au travail et son articulation avec la vie privée qui ont été repensés.

Arrêtons-nous quelques instants sur le télétravail. Même si le baromètre du télétravail 2021 proposé par Malakoff Humanis (cf. encadré) met en avant une vision plutôt positive du télétravail, ses limites sont aussi flagrantes. Certains liens ne peuvent se construire sans la dimension « physique ». Lien et lieu constituent deux dimensions de l’« être ensemble » et doivent être pris en considération conjointement. C’est d’ailleurs assez flagrant quand on se penche sur certaines statistiques mettant en avant la perception des salariés qui soulignent comment le collectif agit sur leur engagement et leur bien-être. Par exemple, 56 % des télétravailleurs se sentent plus engagés lorsqu’ils travaillent sur site, et 61 % ont le sentiment d’être plus efficaces dans leur travail d’équipe. 59 % des salariés (77 % pour les 18-24 ans) disent aller au bureau d’abord pour partager un moment de convivialité avec leurs collègues et rencontrer les membres de leur équipe (44 %).

Le télétravail peut être synonyme d’une baisse du nombre d’interactions, d’appauvrissement des échanges distants, notamment par la quasi-inexistence de communication non verbale. Plus qu’une seule question en tête : Comment maintenir des liens et construire une culture commune d’entreprise au milieu des mutations espace/temps/travail ? Des auteurs ont forgé, bien avant la crise du Covid-19, le concept de « proximité à distance » réfléchie ». Ainsi Caroline Ruiller, Marc Dumas et Frédérique Chédotel[1] interrogent notamment le rôle humain, celui des managers et des intermédiaires : « en tant que régulateur des relations à distance, de façon à donner du sens à la mise en œuvre du télétravail ».

La convivialité, particulièrement dans le contexte de l’entreprise, est davantage pensée au prisme du lieu que du lien. On parle de bureaux conviviaux, d’espaces de convivialité, on généralise les open spaces, etc. Bref on transforme la manière d’habiter ensemble l’entreprise au sens 1er du terme en imaginant que cette co-habitation est synonyme de convivialité, ce qui est en fait loin d’être évident.

Dans l’entreprise, les salariés veulent retrouver des espaces de convivialité (46 %), des espaces où l’on sent faire partie d’un collectif (32 %). 

La convivialité en entreprise : lien entre épanouissement, bien-être au travail et QVT

La convivialité se situe au cœur des questionnements portés sur l’épanouissement, le bien-être et la qualité de vie au travail (QVT). Quand on évoque cette dernière, on pense généralement à des questions d’ergonomie, de poste de travail, d’organisation du temps de travail… Là encore des aspects tangibles sur lesquels il est facile d’agir. Les choses évoluent aussi du côté de la prise en compte de la santé mentale (les burn out sont un sujet malheureusement trop d’actualité). La dimension psychique du bien-être a elle aussi sa place dans la QVT. Reste la dimension sociale, peu prise en compte et pourtant clairement présentée comme un élément essentiel dans les textes de loi fondateurs comme l’ANI (accord national interprofessionnel) de 2013 qui définit la QVT « dans une bonne ambiance».
Le bien-être au travail, c’est finalement une notion multidimensionnelle qui conjugue espace, santé physique et psychique mais aussi social. Le ressenti déclaré des salariés en témoignent, comme le montrent différentes études statistiques : le lien social est par exemple un ingrédient clé du bonheur au travail pour 4 actifs sur 10 (40%)[2].
Pour résumer pour se sentir bien au travail – et pas que – il faut que se conjuguent plusieurs facteurs. C’est pourquoi des chercheurs, comme ceux d’Abord de Chatillon et Richard (2015)[3], ont construit un indicateur de bien-être au travail articulé autour de 4 dimensions :
– le sens donné au travail (que l’activité soit utile, qu’on sache à quoi elle sert, …),
– l’activité (la maîtriser, la conduire à bien)
– le confort (environnement de travail et qualité de vie au travail)
le lien social (avec les collègues essentiellement).
On parle alors de l’indicateur SLAC (pour Sens, Lien, Activité et Confort). On peut dire de la convivialité qu’elle tisse un lien entre ces 4 dimensions d’où son importance dans le bien-être et sa capacité à faire levier.

Les racines informelles de la convivialité

Discuter autour de la machine à café, cela peut sembler anecdotique, et pourtant… Les échanges informels sont au cœur des mécanismes de structuration des entreprises (et du bien-être, cela nous l’avons toutes et tous expérimentés avec les confinements). Dans un contexte très cadré, très réglementé voire hiérarchisée comme l’Entreprise, les temps informels sont d’autant plus importants. Au-delà du bien-être, les échanges informels aident à gagner en productivité rendant plus rapide la transmission des informations.
Pas étonnant donc que les temps informels soient les plus propices à créer du lien. Les situations les plus favorables pour se faire des amis au travail sont pour 74% des actifs les pauses café/cigarette et les déjeuner, et pour 64% le fait de se voir en dehors du travail.  A l’inverse des pauses, les événements d’entreprise, séminaires et actions de team building considérés comme des moments de cohésion sociale et de création de groupe, ne favoriseraient l’amitié que pour 25 % d’entre eux. Il en est de même pour « l’état de voisinage forcé » des open spaces qui ne semble pas non plus créateur d’amitié (cités par seulement 10 % des Français).

Convivialité, engagement, performance

Pourquoi s’intéresser à la convivialité en entreprise ? Il est logique que dans une entreprise où il fait bon vivre et bon travailler, les employés viennent au travail avec plus d’allant, et qu’ils ont tendance à y rester ! Une étude de l’Institut Gallup (2016) montre que le bien-être au travail permet de réduire le turnover de 25% à 65%.
Longtemps associée à la seule dimension financière la performance renvoie désormais également à ses dimensions sociale, sociétale et environnementale (en témoigne la notion de RSE).
Enfin il faut aussi voir ce que l’absence de bien-être au travail coûte aux entreprises – et plus généralement à l’ensemble de la société. Différentes démarches de calculs de coûts évités, d’externalités négatives participent à la compréhension de l’impact du lien social et de la convivialité en entreprise. Citons par exemple l’indice de Bien Être au Travail (IBET©), créé par le cabinet Mozart Consulting permet de mesurer le taux de désengagement des salariés en entreprise mais également son coût (cf. encadré ci-dessous).
La convivialité est une notion transversale qui aide à faire le lien entre différentes facettes du bien-être en entreprise ; elle constitue de ce fait un levier de performance parce qu’elle permet d’améliorer la qualité sociale dans l’entreprise mais aussi en-dehors. Un employé heureux apporte bien plus à son entreprise comme le souligne dès les années 1980 le modèle d’analyse du « happy productive worker » développé par Staw. Voici un résumé très parlant réalisé par l’Institut Think, Baromètre National du Bonheur au travail en 2017 :

Mesurer l’impact de la convivialité en entreprise

Disons-le : il n’existe pas d’indicateur pour la mesure de la convivialité – en entreprise ou ailleurs.
Mesurer le bien-être au travail – ou plus souvent la satisfaction plus facile à recueillir – est une première étape pour appréhender le rapport au monde du travail. La différence c’est que la mesure du bien-être ou de la satisfaction porte sur un résultat et non pas sur un processus comme la convivialité.
C’est pourquoi nous travaillons à la construction d’indicateurs permettant :
– la mesure de la convivialité,
– la mesure de l’impact de la convivialité.
Dans les deux cas il est nécessaire de proposer des indicateurs multifactoriels qui combinent des données déclaratives basées sur l’expérience individuelle mais aussi collective (perception et représentation) et de l’observation des interactions entre les différents acteurs.
Réussir à appréhender la participation de chacun au collectif amène aussi à interroger les définitions de la convivialité afin de construire une culture conviviale commune. 

[1] RUILLER Caroline, DUMAS Marc, CHéDOTEL Frédérique, « Comment maintenir le sentiment de proximité à distance ? Le cas des équipes dispersées par le télétravail », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 2017/3 (n° 27, vol. 6), p. 3-28
[2] Selon une étude OpinionWay pour Microsoft France1
[3] Abord de Chatillon E. et Richard D. (2015), Du Sens, du Lien, de l’Activité et du Confort. Une proposition pour une modélisation des conditions du bien-être au travail par le S.L.A.C., Revue Française de Gestion, vol. 41, n° 249/2015. 

Pauline Vessely
Sociologue
Responsable du pôle R&D

Crédit photo : Welcome to the Jungle

La Recherche & Développement au Social Bar ou comment réinventer les outils méthodologiques

Oui, c’est moi et ceci est un méthode très sérieuse et inventive pour faire de la R&D autrement.

La R&D, c’est quoi ?

Commençons par le commencement : « R&D » ça vient de « Recherche et Développement ». La R&D est au cœur de nombreux dispositifs institutionnels et de financement ; elle fait donc l’objet de nombreux cadrages. Le socle de référence internationale de la R&D, c’est le Manuel de Frascati.  Ce dernier nous vient tout droit de l’Organisation de Coopération et de Développement économiques (OCDE) ; il fixe les 5 critères de base de la R&D, à savoir :

  • la nouveauté
  • la créativité
  • l’incertitude
  • la systématisation
  • la transférabilité et/ou reproductibilité.

L’Insee synthétise les travaux de définition d’une démarche R&D de la manière suivante :

« La recherche et le développement expérimental (R&D) englobent les activités créatives et systématiques entreprises en vue d’accroître la somme des connaissances et de concevoir de nouvelles applications à partir des connaissances disponibles. Elle englobe la recherche fondamentale, la recherche appliquée et le développement expérimental. »

Autrement dit, faire de la R&D c’est appliquer des outils scientifiques au sein de l’activité socio-économique d’une entreprise.

La R&D sociale

Si la R&D est courante dans le secteur des nouvelles technologiques, le développement d’une démarche de R&D en Sciences Humaines et Sociale (SHS) est quant à lui beaucoup plus rare. Toutefois quelques structures comme l’AVISE ou le portail de la Recherche et Développement sociale participent à la structuration de la R&D en SHS.

Il est désormais accepté que :

  • La R&D ne se résume pas seulement à une visée technique ou technologique, mais qu’elle peut aboutir à des services, des modèles d’organisation, des politiques publiques, des modèles économiques qui ne sont pas réductibles à un produit ou un outil;
  • La R&D embrasse l’ensemble des disciplines scientifiques, et notamment les sciences humaines et sociales, qui interrogent les questions de société.

La R&D sociale en bref :
●       Est avant tout une démarche scientifique ; elle en mobilise les connaissances théoriques et les outils méthodologiques.
●        Est productrice d’innovation sociale.
●       Vise une application effective de la recherche à travers le développement de services, de produits, de méthodes, de politiques publiques, de modes d’organisation ou de modèles économiques.

La R&D au Social Bar

Et bien au Social Bar on fait comme ailleurs : on cherche et on développe !

Nous appliquons les outils théoriques et méthodologiques principalement de la sociologie et de la psychologie sociale – pour le moment – pour récolter des données, les analyser et comprendre ce qui se joue dans nos actions. Pour cela, il faut commencer par mettre en place une stratégie car une donnée en soi n’a pas vraiment de sens ; c’est le processus qui la construit et qui en fait un élément pertinent. Comment créer de la donnée qui a du sens ? A quoi la compare-t-on ? Comment la met-on en perspective ? Dans notre cas, 2 constats :

1/ nous manquons de données références sur le terrain des bars notamment.

2/ il faut construire des outils adaptés au terrain, être inventif même dans l’approche scientifique.

Si l’inventivité est un maître mot de l’entreprenariat social, il nous semble essentiel d’en faire de même dans l’approche scientifique.

Enquête de terrain

Pour adapter le protocole au contexte de « soirée » ainsi qu’aux spécificités du Social Bar, nous avons créé un dispositif relevant de la recherche action ; il s’inscrit dans l’ensemble des dispositifs du SB pour se « fondre dans la soirée ». Le temps de l’entretien devient donc partie prenante des « activateurs de convivialité ». C’est le cas du Social Tarot par Mme Presque Irma.

Il s’agit ici d’une scénarisation de la relation d’entretien : créer un scénario permettant de tisser un lien discursif sur l’expérience vécue tout en participant aux activateurs de convivialité.

Ce format permet une relation face à face. Un jeu de carte mettant en scène la vie sociale, le Social Tarot, sert de support de discussion sur les notions de convivialité et de lien social. Il nous amènera à obtenir des éléments discursifs sur le déroulé de la soirée, son ambiance, les motivations et attentes du public, sa perception de sa sociabilité, de la société, etc. C’est également une première approche qui s’intègre aux dispositifs et modalités des bars et événements qui permet de prendre contact et planifier par la suite des entretiens discursifs plus longs, en face à face, dans un cadre traditionnel.

Le jeu de cartes comme outils d’enquête : petit rappel historique

L’utilisation du jeu de cartes comme outil d’enquête sociologique a été testée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans les années 1980 pour construire une « axinomie socioprofessionnelle », c’est à dire concevoir un outil/un système de classification socioprofessionnelle. D’autres chercheurs ont plus récemment réutilisé ce procédé pour interroger les nomenclatures socioprofessionnelles au niveau européen (Deauvieau, Penissat, Brousse et Jayet ; 2014). Camille de Bovis-Vlahovic et Charlotte Dressayre (2015) soulignent l’intérêt du jeu de cartes comme outil méthodologique : « Le fait d’utiliser un jeu de cartes recèle plusieurs avantages. Ce protocole met moins en jeu le classement hiérarchique, qui rappelle la forme « palmarès » ou « échelle », que des formes de regroupement qui peuvent être ou non hiérarchisées. Un jeu de cartes va de pair avec un classement pratique plutôt qu’un raisonnement théorique (Deauvieau et al., 2014). ». En gros, le jeu de cartes est un dispositif ludique qui permet de désinhiber les enquêté·es, de créer une relation plus conviviale dans les entretiens. C’est donc une bonne manière d’aborder les sujets qui sont les nôtres !

Pauline Vessely
Sociologue
Responsable du pôle R&D

De la convivialité

De l’art de la table au vivre ensemble

Tout devient convivial : le bureau, les magasins, les interfaces de nos ordinateurs…

Mais au fait, c’est quoi la convivialité ?

La convivialité prend racine dans l’art de la table, dans le « repas en commun ». Au 19ème siècle, le Grand dictionnaire universel de Larousse (1869) définit la convivialité comme « goût des réunions joyeuses et des festins ». Le célèbre gastronome Jean Anthelme Brillat-Savarin (plus connu grâce au fromage de même nom), dans sa Physiologie du goût (1825), exprime lui « le plaisir de vivre ensemble, de chercher des équilibres nécessaires à établir une bonne communication, un échange sincèrement amical autour d’une table ». Mais rapidement on fait la différence entre la commensalité qui désigne le strict fait de partager la même table, et la convivialité qui inclut l’ensemble du processus par lequel on développe et assume son rôle de convive. 

Aujourd’hui, la convivialité, dans le langage courant, est entendue comme la « capacité d’une société à favoriser la tolérance et les échanges réciproques des personnes et des groupes qui la composent » (définition actuelle du Larousse). On voit donc un déplacement du terme qui se généralise et s’applique à des contextes de plus en plus variés.

Un processus de socialisation

J’ai parlé un peu plus haut de « processus » et de « partage » ; or qui dit « processus » dit « dynamique » et qui dit « partage » dit « collectif » et donc « lien social ». On comprend aisément que la convivialité a toute sa place dans la sociologie et pourtant ce n’est pas si évident. Aborder la convivialité dans sa dimension socialisatrice est plutôt nouveau. Quelques auteurs, comme Thierry Paquot, présente la convivialité comme « un état d’esprit, une façon d’être avec autrui qui efface les différences socioéconomiques et rassemble aimablement des individus en une communauté quasi égalitaire.» (Paquot, 2020 : 40).

«Elle (la convivialité) n’homogénéise pas,
mais pacifie et socialise. »

Paquot (2020 : 40)

Si, selon Mihaela Bonescu et Jean-Jacques Boutaud, la convivialité est « dynamique et flexible par sa nature, mobile et modulable dans ses usages, plaisante et ouverte par ses finalités », elle évolue au fil du temps, en fonction des contextes. Ce qu’il faut également souligner dans ces travaux sémiologiques c’est que la convivialité y est analysée comme « une valeur émergente, appelée à raviver et à consolider les relations, mais aussi comme un idéal de bien-être individuel et collectif » (Bonescu et Boutaud, 2012 : 453).

En résumé, nous retiendrons de ces réflexions que :

1/ La convivialité recouvre des formes diverses et fluctuantes ;

2/ Elle est une valeur productrice de liens sociaux qui renvoie à des représentations du bien-être.

La convivialité au Social Bar

Nous venons de présenter les réflexions majeures sur la convivialité qui guident notre approche. Ajoutons à cela que la convivialité pour nous c’est une interaction humaine à 3 dimensions : la proximité, la simplicité et la bonne humeur.

A cette convivialité font obstacle des barrières culturelles, sociologiques et psychologiques qui sont plus ou moins grandes selon les individus. Nos actions au Social Bar visent à lever ces freins pour permettre au lien social d’émerger ; en imaginant des activateurs de convivialité, le Social Bar a intuitivement appliqué ce que certains sémiologues ont souligné : « [La convivialité] associe la liberté créative à un ordre rituel propre à chaque domaine de manifestation ». (Bonescu et Boutaud, 2012 : 453).

La convivialité selon Ivan Illich

« L’espoir il faut le réintégrer à nous, dans notre vie, c’est-à-dire sous une forme de communauté, ou comme tu dis, de convivialité, une manière de vivre ensemble qui ne soit plus de nous projeter vers les choses. 
La productivité des institutions arrive à un certain point où elle commence à étouffer et à rendre impossible notre disponibilité à la convivialité. »

Ivan Illich, 1972, France Inter

Nous ne pouvons pas parler convivialité et sociologie sans évoquer Ivan Illich, le grand, le seul, l’unique – le philosophe autrichien du 20ème siècle hein, pas le héros de Tolstoï (+1 point si tu as la référence). Car c’est lui qui va faire de la convivialité un concept pour penser la modernité ou plus exactement ce qui caractérise une société traditionnelle vs. une société moderne. La convivialité se définit alors par le rapport entretenu par l’homme avec l’outil. L’homme fait l’outil. Il se fait par l’outil.

L’outil convivial supprime certaines échelles de pouvoir, de contraintes et de programmations. Selon Illich, la modernité et la société libérale entraînent une suprématie de l’outil, dommageable pour le bien-être humain et l’équilibre social. L’outil convivial selon Illich se caractérise ainsi :

  • il doit être générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle;
  • il ne doit susciter ni esclave ni maître;
  • il doit élargir le rayon d’action personnelle.

Curieux.se de découvrir Illich et ses théories ? Et bien c’est très simple, il a tout compilé dans son ouvrage La Convivialité en 1963. Et comme il était très avant-gardiste – « l’homme qui avait tout vu venir » selon Ouest-France – il a même écrit Une société sans école en 1972, riche réflexion sur les conséquences de la scolarisation obligatoire institutionnalisée sur l’épanouissement personnel … ça tombe bien, nous avons créé une école pour former à la convivialité, mais je vous en parle une autre fois.

Pour aller plus loin

Interview de 1972 d’Ivan Illich à découvrir sur France Culture

Dans cet entretien Ivan Illich évoque sa vision de l’organisation sociale au prisme de son approche de l’école ; il y évoque aussi la convivialité et sa perception de la modernité.

Demain un monde convivialiste. Il ressemblerait à quoi ?, n°57 de la Revue du MAUSS 2021/1

Revue interdisciplinaire, ce numéro offre des perspectives inédites en sciences économiques, en anthropologie, en sociologie ou en philosophie politique de la notion de convivialité pour imaginer le monde convivial de demain.

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Article de Mihaela Bonescu et Jean-Jacques Boutaud, « L’ethos de la convivialité. De la table à la tablette », Interfaces numériques, Editions design numérique, 2012, 1 (3), p.453-470.

Une approche sémiologique du déplacement du terme de convivialité de la table vers les multiples espaces de la vie sociale : les relations quotidiennes, les conditions de travail, le rapport aux objets y compris dans les usages des interfaces numériques.

Illich Ivan ; La convivialité, Paris, Seuil, Essais, 2014, 160p.

Texte fondateur du convivialisme, l’ouvrage d’Ivan Illich constitue une critique de la société industrielle en dénonçant ses dérives productivistes et notamment l’asservissement de l’Homme par la machine. Il oppose cette modernité à une « société conviviale » et appelle à la redécouverte de l’espace du bien-vivre ou « convivialité », pour (ré)humaniser la société

Paquot Thierry, Ivan Illich et la société conviviale, Passagers clandestins, 2020, 218p.

Une biographie d’Ivan Illich qui permet de (re)découvrir sa pensée dans un contexte de mutations technologiques et économiques.

Pauline Vessely
Sociologue
Responsable du pôle R&D